La Fondation

Il faut que cela cesse. Je me vois encore prononcer ces mots, regardant mon père droit dans le blanc des yeux. J’étais fort, j’étais fier, et j’avais de bonnes convictions à l’époque. Mon père m’appris les lois de l’égalité, le respect d’autrui, l’humanité. Je l’avais toujours eu je ne sais pas pourquoi, je m’obstinais à croire encore en l’homme. Je ne pouvais me résoudre à penser que le mal était en chacun. Ce n’était pas la basse-cour, mais la noblesse qui me répugnait. Je me battais pour le peuple, au sein du peuple, avec le peuple. En cette époque la guerre des croisades battait son comble, dans toutes les régions, nul n’étaient épargnées. Sauf peut-être une seule ville, située en plein cœur de la Rhénanie. Nous avions pris place en ces terres, deux ans après ma transformation. Théodène m’avait enseigné durant ce temps comment devenir noble, et comment ne pas laisser la bête s’emparer de nos âmes. Nous prions toutes les nuits, et à l’époque je pensais encore que nous déjouons les règles de l’enfer, nous y étions, condamné à ce supplice qui est celui de vivre la nuit, à l’écart des hommes, celui de les détruire pour survivre, nous, alors devenue cannibale. Mais rien n’y faisait. Nous résistions, nous combattions, et nous refusions de nous laisser faire. Nous avions pris les commandes de cette ville, planqué derrière nos grandes murailles que l’on croyait infranchissables, et nous nous bâtions pour la liberté. Assiégé depuis plus de cinquante ans, nous ne tombions pas. On résistait. L’homme ne savait pas qui nous étions, mais il croyait en nous, nous prenant pour des envoyés de Dieu, on leur apportait la croyance. Le Roi de la ville de Bürgstag nous faisait entière confiance, lui, pacifiste révolu, celui qui deviendra mon ami le plus sincère, le seul, que je n’ai jamais réellement eu. Mais en cette date de l’an 1196, je me sentais las, je n’en pouvais plus de voir la guerre, et de devoir bruler un corps à chaque nuit.

Je pense que je n’ai jamais réellement supporté voir la destruction de l’humanité, se battre, mourir pour un bout de territoire, des choses qui m’ont toujours dépassé, même encore maintenant. Wellan le voyait bien. Puis j’étais fatigué de me cacher. Je l’avais toujours fait, et atteignant mes cent-vingt-cinq ans de vie, cette envie d’indépendance me tiraillait de plus en plus. Je n’étais pas fait pour ce monde, je le savais au plus profond de moi et ça me détruisait à petit feu. Mais je restais, pour Théodène, mon père, pour mon ami, Wellan, pour le peuple, qui me chérissait et m’adorait. Je me suis remis à lire, à écrire, j’avais envie de laisser ma marque dans l’histoire, de raconter toute cette merde, d’un point de vu non pas neutre, mais je voulais que les gens sachent, comprennent comment pouvait penser le peuple, des gens, que l’on oubliera vite, de leur visage à leur nom. Je voulais laisser leur emprunte, moi qui me sentais si proche d’eux. Puis il y a eu l’assaut. Une horreur, une honte, un chao total. C’était en cette nuit d’hivers. La neige tombée à flot et nous festoyons le Christ. Surement un peu trop de vin, et peu de vigilance. Personne ne les ont vus arriver. Les croisés se sont emparés de la ville, nous attaquant à l’aveugle. Leurs boulets brisant nos murailles, leurs flèches, transperçant les corps de mes disciples, et celui de Wellan. La haine, de devoir encore souffrir, la haine, du genre humain, pour leur absurdité, leur égoïsme, et surtout, leur manque de compassion. Noël était un jour sacré, et normalement, un jour de paix. Une règle que l’ennemi n’avait pas respecté et je me promis de leur faire payer.

Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé en moi cette nuit-là. Une envie de destruction, de tout faire péter, de vengeance. Une envie que je n’avais jamais eu pourtant, mais qui, là était bien réel. La bête avait pris le dessus sur ma personne pour la première fois, et c’est en simple chemise qui je suis sorti dehors, ignorant Théo qui m’ordonnait de rester là et de ne rien faire de déraisonnable. De déraisonnable, l’ennemi avait-il était clément de nous ? Non. Alors j’étais bien décidé à en faire de même. Pour la première fois de ma vie je mordais et je tuais, et j’en éprouvais du plaisir. Plus je buvais, plus j’en redemandais, encore et encore. Cent ans d’abstinence, cent ans refoulé, une soif qui ne demandait qu’à être assouvie. J’attaquais l’ennemi par derrière, remontant jusqu’à cet archè qui avait tiré dans le corps de mon ami. Un archè, un jeune homme, bien trop jeune pour avoir été envoyé sur le front. Surement un de ces hommes qui n’avait rien demandé à personne, mais qui pourtant, se trouvait bien là. Un gosse de seize ans tout au plus. Mais je n’ai pu m’empêcher. Je l’ai attrapé par le col, l’entrainant avec moi, hors de la vue de tous. Je l’ai battu, frappé, et j’en ai jouis. Et j’ai mordu, encore une fois, lui hurlant qu’il allait payer pour son affront. Son nom ? Callan. Comment pourrais-je l’oublier, aujourd’hui, il est mon fils, mon bras droit, mon proche dans le vis. Ce qu’il s’est passé ? J’étais bien résolu à le tuer, mais Théo m’en a empêché, à temps. Je le revois, poser une main sur mon épaule, me dire qu’il était temps de partir. Wellan n’était pas mort, Wellan ne mourrait jamais…